Amalaire de Metz nous parle du chant (2)

Blog Scola Metensis-Amalaire de Metz

 

 

 

Un des acteurs-clés de la grande réforme liturgique imposée par le pouvoir carolingien entre 754 et 850, de laquelle découla le métissage entre le chant des Gaules franques et le chant de Rome, est Amalaire de Metz († 850) qui y met la dernière main, selon les témoignages de ses contemporains, en procédant à la refonte de l'antiphonaire et des livres liturgiques, comme nous l'évoquions précédemment.

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Un très rare portrait d'Amalaire nous montre un prélat nimbé aux mains démesurées, en habits sacerdotaux et tenant un livre, dans une grande initiale enluminée au début d'un manuscrit de son Liber officialis (Alençon, BM, ms 14, copié entre 1113 et 1143).

 

Connu à partir de 823, le Liber officialis d'Amalaire est parfois appelé aussi De officiis ecclesiasticis,

 

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un titre reprenant quelque peu celui d'un ouvrage politico-philosophique de Cicéron, le De officiis, qu'on traduit habituellement Des devoirs : devoirs s'imposant aux cives, aux citoyens cherchant à vivre avec justice. Le De officiis ecclesiasticis concerne donc tout ce qui doit être fait dans le cadre de l'assemblée (ecclesia) quand le peuple est convoqué pour les célébrations.

 

Sur l'ecclesia, Amalaire écrit :

 

Ecclesia est convocatus populus per ministros ecclesiæ

ab eo qui facit unanimes habitare in domo.

 

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L'Église, c'est le peuple convoqué par les ministres de cette église

par celui qui fait, en union de cœur, habiter en sa maison.

 

Amalaire, chantre émérite qui connaît par cœur le psautier, se réfère ici directement au chant d'entrée Deus in loco sancto suo, sur un verset du psaume 67.

 

L'introït, outre sa fonction d'accompagner la procession d'entrée du célébrant, dit aussi à l'assemblée pourquoi elle est là. Le texte est toujours choisi avec beaucoup d'attention.

 

Deus in loco sancto suo

introït grégorien

 

 

par la Scola Metensis
extrait du disque Quand le chant grégorien s'appelait chant messin

 

 

Après l'antienne d'introït, les chantres entonnent le Kyrie eleison pour appeler la clémence divine sur l'assemblée réunie mais aussi, nous dit Amalaire, sur eux-mêmes.

 

 

... Cantores post finitam antiphonam

deprecentur Domini misericordiam,

quæ deprimat inanem iactantiam, quæ solet sequi cantores.

 Les chantres, quand ils ont fini l'antienne,

demandent la miséricorde du Seigneur

qui étouffe la vaine jactance qui a coutume de suivre les chantres.

 

C'est que les chantres, de longue date, avaient réputation d'arrogance, de vanité et de mauvais caractère. Pour ne pas être remplis de prétention nuisible (præsumptio inutilis), ils devront dire, comme les y exhortent les Évangiles (hortatur eos Dominus) : Nous sommes des serviteurs inutiles (Servi inutiles sumus).

 

 

Amalaire voit dans le Kyrie le « chant des chantres », comme un rite de disposition qui, les situant dans un univers de bienveillance, leur permet d'assurer la célébration à venir sans concurrence entre eux.

 

La partie suivante de la célébration, après le Kyrie et le Gloria, est très ancienne : c'est la liturgie de la Parole. Dès l'origine du christianisme, on se réunissait autour d'un lecteur qui donnait à entendre les textes sacrés. 

 

Dans le Liber officialis d'Amalaire, le chapitre consacré aux devoirs des lecteurs et des chantres est très développé.

 

 

Au moment de la liturgie de la Parole, les fonctions du lecteur et du chantre soliste sont comparables : ils sont tous deux des prædicatores, proférant avec force les paroles sacrées pour que ceux qui sont là tout autour, les circumstantes, les entendent et s'en imprègnent.

 

Le chant après la première lecture est généralement appelé graduel, de gradus, parce qu'il est chanté sur un degré, une marche, juste en-dessous de la hauteur du lieu où sera lu l'Évangile. Amalaire, lui, emploie le terme de responsorius, le répons, parce que les chantres de la schola répondent au chantre soliste qui chante un verset.

 

 

Blog Scola Metensis-Isidore de Séville
BnF, ms lat 13396, f°1v, vers 800

Amalaire commence par citer Isidore de Séville († 636), un auteur parmi les plus estimés et les plus recopiés à l'époque carolingienne : on ne demande au lector qu'une bonne technique de diction, de prononciation (hic sola pronuntiatio quæritur), un art du bien dire qui rende le texte parfaitement audible et intelligible ; mais du cantor on exige en plus une technique de la modulatio, l'art de moduler les paroles dans des intervalles bien agencés.

 

L'art du chantre est comme une deuxième chance pour la Parole :

 

At si adhuc aliquis surdus, obturatis auribus cordis, torpescit,

veniat cantor cum excelsa tuba more prophetarum,

sonetque in aures eius dulcedinem melodiæ,

forsan excitabitur... 

 

 

Mais si jusqu'ici un sourd, ayant bouché les oreilles de son cœur, s'assoupit,

le chantre viendra avec sa trompette retentissante à la façon des prophètes,

 et il lui sonnera dans les oreilles la douceur de la mélodie :

peut-être s'éveillera-t-il...

 

C'est une perspective présente aussi chez saint Augustin : Dieu est un maître à qui ses seviteurs s'attachent non necessitate sed delectatione, non par la contrainte mais parce qu'ils y trouvent le bonheur.

 

Un peu plus loin dans ce long chapitre, Amalaire, se souvenant peut-être des chants de briolage entendus dans la campagne messine, compare le premier chantre à un laboureur (arator) et ses compagnons sont les bœufs (boves) qui tirent la charrue. 

 

Blog Scola Metensis-Psautier d'Utrecht
Psautier d'Utrecht, Universiteitsbibliotheek, ms 32, f°106, IXe s.

 

Arat qui aratro compunctionis scindit corda ;

nulli dubium quin per dulcedinem modulationis

scindantur corda etiam carnalia,

et sese aperiant more sulci

in confessione vocis et lacrimarum.

Musica habet quandam naturalem vim ad flectendum animum,

sicut Boetius in suo libro scribit, quem de Musica fecit :

Vulgatum quippe est quam sæpe iracundias cantilena represserit,

quam multa vel in corporum,

vel in animorum affectionibus miranda perfecerit.

 

 

Il laboure, celui qui avec la charrue de la déchirure fend les cœurs ; 

aucun doute que, par le charme de la modulation,

les cœurs, encore charnels, se fendent 

et qu’ils s’ouvrent comme des sillons

dans la louange à pleine voix et les larmes. 

 La musique possède une sorte de force naturelle à attendrir l’esprit,
comme Boèce l’écrit dans son livre sur la Musique : 
 Il est reconnu que souvent le chant apaise les mouvements de colère,
qu’il accomplit de multiples merveilles
pour ce qui est des dispositions des corps et des esprits. 
 
Si le chantre, par l'habileté de son art, ouvre une brèche dans les murailles que les écoutants édifient en eux-mêmes, il est lui-même sans protection, portant par cœur un immense répertoire. C'est pourquoi Amalaire avertit le chantre et se répète : il ne doit pas se reposer après avoir chanté et s'engourdir dans l'insouciance (torpore securitatis torpescat) ; son office (son devoir) est de pousser les bœufs (ses compagnons) à tirer la charrue de la compunctio pour fendre les cœurs (ut scinderent corda).
 

 

 

 


Au chantre soliste revient le verset du répons-graduel, pour lequel toute sa concentration est nécessaire. Il doit rassembler ses pensées et se souvenir de ce que lui a appris son maître (secum cogitet quomodo aut quid a magistro didicisset).

 

Par crainte du verset (versus timore), il retient sa voix dans le répons car il ne sait pas comment il finira le verset (nescit quomodo finiat versus). Mais le verset terminé, il se détend et dans la reprise du répons, il donne de la voix en pleine confiance (in repetitione responsorii exaltat vocem fiducialiter).

 

 

Amalaire a sans doute expérimenté lui-même ce « trac du chantre » : dans un contexte de tradition orale où le verset du répons-graduel est peut-être encore en partie improvisé, le soliste doit judicieusement choisir ses formules mélodiques et soigneusement préparer la cadence de son verset sinon les autres chantres de la schola ne pourront pas reprendre la première partie de la pièce avec lui.

 

Misit Dominus

répons-graduel grégorien

 

 

par la Scola Metensis
extrait du disque Quand le chant grégorien s'appelait chant messin

 

 BnF, ms lat 9428, f°48v, vers 845
BnF, ms lat 9428, f°48v, vers 845

 

 

Amalaire vécut ses dernières années à Metz, remplaçant l'évêque Drogon souvent appelé à la cour impériale. Il mourut vers 850. Inhumé dans la crypte de l'abbaye Saint-Arnoul, nécropole carolingienne, il fut l'objet d'un culte très populaire.

 

Par ses citations des Écritures ou des Pères de l'Église qu'il rapproche brillamment des actions d'une liturgie carolingienne alors en pleine refonte, Amalaire de Metz étonne par son art de mettre en résonance entre eux les textes et d'en construire le sens.

 

Sa vision allégorique de la liturgie et du chant, son style poétique et passionné donnent à saisir le vif des façons de sentir et de penser de son époque.

 

Marie-Reine Demollière

 

 

Les traductions des textes d'Amalaire sont de Christian-Jacques Demollière. On trouvera le texte complet sur le verset du soliste dans son article Amalaire de Metz et le chantre carolingien, publié en 2011.

 

Le manuscrit du Liber officialis copié entre 850 et 880, dont quelques extraits illustrent ce billet, est conservé à la Stiftsbibliothek de Saint-Gall (cod. 278) et consultable en ligne sur le site e-codices.

 

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Commentaires: 3
  • #1

    gérard BOULANGER (dimanche, 24 novembre 2013)

    J'ai trouvé le commentaire sur les grandes O
    dans l'article de CJ de 2009.

    Bises

    gérard

  • #2

    cegm-metz (dimanche, 24 novembre 2013 17:40)

    Oui, dans l'article Le Chant à Metz au IXe s.
    Je complète mon message du billet 1 en te signalant que l'œuvre complet d'Amalaire est en ligne ici : http://www.documentacatholicaomnia.eu/30_10_0776-0852-_Symphosius_Amalarius.html

  • #3

    Gérard BOULANGER (jeudi, 28 novembre 2013 00:36)

    Merci pour cette précision
    que je vais essayer d'utiliser à bon escient.
    Gérard