Tempus quadragesimæ (2)

Blog Scola Metensis-manuscrit-Saint-Gall
Einsiedeln, Stiftsbibliothek, ms 121, f°147, vers 960

 

 

 

Comme suite au précédent billet, évoquons quelques particularités du Tempus quadragesimæ (Temps du carême) dans les temps anciens et dans Metz médiévale, ainsi qu'en témoigne le Cérémonial de la cathédrale (XIIe et XIIIe s.).

 

Cliquez sur les images pour les agrandir.

Blog Scola Metensis-cathédrale de Metz-crypte carolingienne
BM Metz, fonds Prillot, vers 1900

À cette époque, l'ancienne église romane plutôt sombre, dont il reste la crypte, se transforme peu à peu pour devenir le lumineux édifice gothique que l'on admire aujourd'hui. Le cloître avec ses sépultures, les écoles, les chapelles et les églises qui l'entouraient ont disparu au XVIIIe siècle.

 

Pendant le carême en la cathédrale, sauf les dimanches, on suspendait au-dessus des marches du chœur, entre celui-ci et le sanctuaire, une grande tenture appelée cortina (courtine), rendant ce dernier invisible aux fidèles :

 

Cortina debet esse suspensa et extensa super gradus chori,

inter chorum et sanctuarium.

 

On suspendait aussi des tapis entre la nef et le chœur :

 

...debent suspendi tapeta super introitum chori. 

 

Blog Scola Metensis-Tempus quadragesimæ
Gurk, Meister Konrad von Friesach, 1458

 

 

 

Cette pratique se perpétue de nos jours dans certains pays européens. Dans les contrées de langue germanique, on appelle ce type de tenture Fastentuch ou Hungertuch. Hunger veut dire faim : les voiles et autres rideaux rappelant aussi aux fidèles, de façon frappante et sensible, que le temps est à la privation et à la pénitence.

 

On peut penser également au grand voile qui, dans le temple de Jérusalem, protégeait des regards le sanctum sanctorum (le saint des saints) et qui se déchira, disent les Écritures, au moment de la mort du Christ en croix.

 

Les lundis matin de carême, à la cathédrale de Metz pendant le chapitre (réunion des chanoines), on lisait un extrait de la Règle introduite par l'évêque Chrodegang, créateur vers 754 de la Scola Metensis (École de Metz), concernant les observances de carême : De quadragesimis observationibus (chap. XX).

 

Il y est demandé aux chanoines et au clergé une plus grande tempérance, un plus grand zèle que d'ordinaire et une entière pureté d'esprit et de cœur. Ils devront boire et manger le moins possible, sauf le dimanche ; s'appliquer à la lecture depuis l'aube jusqu'à midi ; ne pas sortir de la clôture (claustra) et de l'enceinte du groupe cathédral sauf nécessité absolue validée par l'évêque. On distribuait ce jour-là des livres de armario (de l'armoire). Il y avait dans le cloître des niches-armoires où on gardait différents objets, des outils mais surtout des livres.

 

Blog Scola Metensis-Sacramentaire de Drogon

n sait par le Cérémonial de la cathédrale que les prières et les chants étaient plus longs et plus nombreux pendant le carême. Cette profusion peut surprendre lorsque par ailleurs on est invité à mener une existence frugale. Peut-être que pour soutenir et compenser l'effort de limitation les pièces chantées de ce temps liturgique sont plus que jamais abondantes et variées.

 

Les dimanches de carême font entendre les compositions les plus vastes et les plus anciennes dont le trait (tractus). Genre le plus archaïque, caractéristique de la tradition orale, le trait remplace l'alléluia en carême et donne un cachet particulier au style musical de cette période.

 

Blog Scola Metensis-manuscrit de Gaillac
BnF, ms lat 776, f°35v, XIe s.

 

D'une longueur quelquefois impressionnante, c'est le grand chant abondamment vocalisé du soliste qui déroule le psaume « d'un trait ».

 

Un règlement de l'évêque messin Angilram († 791) nous apprend que le chantre chargé du trait recevait des honoraires extrêmement élevés.

 

Blog Scola Metensis-manuscrit d'Einsiedeln
Saint-Gall, Stiftsbibliothek, ms 376, f°161, XIe s.

Le quatrième dimanche du carême était autrefois un des dimanches les plus populaires de l'année liturgique. C'est qu'il marquait une pause bienvenue in medio quadragesimæ (au milieu de la grande Quarantaine), les rites pénitentiels y étant suspendus ou allégés. Ce dimanche est appelé Lætare, du premier mot du chant d'entrée de la messe.

 

Les autres chants de ce dimanche Lætare sont tout de joie, de confiance et de louange : Lætatus sum, Qui confidunt, Laudate Dominum... et invitent les fidèles à se réjouir par avance de la grande fête pascale à venir. Au dimanche Lætare, on pouvait jouer de l'orgue, on ressortait les dalmatiques et les ornements liturgiques passaient du violet au rose.

 

Blog Scola Metensis-Rose d'or-musée de Cluny
Paris, Musée du Moyen Âge, Rose d'or, Minucchio da Siena, 1330

 

 

 

 

Ce dimanche est aussi appelé dimanche de la Rose. Au Moyen Âge, et peut-être plus haut dans les siècles, une Rose d'or, ornée de pierres précieuses, était bénie par le pape au cours d'un rite particulier et offerte à quelque haut personnage en récompense de ses mérites.

 

La dernière Rose d'or fut offerte en juin 2019 par le pape François.

 

La communion évangélique Videns Dominus se chantait le vendredi avant le dimanche de la Passion. Elle est comme un drame liturgique miniature mettant en scène la résurrection de Lazare (Jean XI,1-44), l'événement qui va porter à son paroxysme l'hostilité des détracteurs du Christ et le conduire à la mort.

 

La vox narrativa reçoit un traitement particulier dans le manuscrit Laon 239 en écriture musicale dite messine.

 

Blog Scola Metensis-manuscrit de Laon-écriture messine
Laon, BM, ms 239, f°38r, vers 930

 

Sur chaque syllabe au début du texte, un point ou punctum : graphie musicale indiquant de chanter avec une valeur syllabique raccourcie, c'est-à-dire de façon plutôt cursive. L'intention est réaffirmée par les petites lettres nt (non tenere : ne pas tenir). Seul un petit t (tenere : tenir) ralentit le débit sur la première syllabe du mot flentes (pleurant), comme pour en accentuer le sens dramatique. On ne trouve nulle part ailleurs dans ce manuscrit une telle série de points, exceptionnellement longue.

 

Blog Scola Metensis-manuscrit messin
Metz, BM, ms 452, f°42, fin XIe s.

Le versus Gloria laus pour le dimanche des Rameaux, attribué à l'évêque Théodulphe d'Orléans († 821), proche de Charlemagne, chante encore dans bien des mémoires de nos jours.

Le Cérémonial de notre cathédrale rapporte que les moniales des abbayes Sainte-Marie et Saint-Pierre-aux-Nonnains accueillaient l’évêque et la procession des Rameaux venue de plusieurs lieux de la ville, et chantaient ce versus, juchées en haut de la Porte Serpenoise aux murailles richement tendues d’étoffes de soie.

 

Dans le programme Tempus quadragesimæ de la Scola Metensis (création en mars 2014), une pièce plus tardive ponctue chaque dimanche de carême, alternant plain-chant et polyphonie pour les hymnes Audi benigne conditor et Ad preces nostras, ou magnifiant à cinq voix un texte du jour (offertoire Laudate Dominum).

 

En bouquet final, le célèbre Ubi caritas qui se chante le Jeudi saint, au seuil de la Passion, et la touchante version qu'en donne un compositeur du XXe  siècle.

 

Marie-Reine Demollière

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Commentaires: 6
  • #1

    MBM (dimanche, 30 mars 2014 14:50)

    Merci pour ce billet, beau prélude au concert de ce jour.
    Brigitte

  • #2

    cegm-metz (dimanche, 30 mars 2014 18:32)

    Et merci à toi, chère Brigitte, de ta présence attentive au premier rang aujourd'hui :-)
    MR

  • #3

    Anne (mercredi, 02 avril 2014 22:24)

    Merci Marie-Reine pour cet excellent billet qui m'a beaucoup appris ; je profite de ce message pour te dire qu'une amie et collègue s'est inscrite au stage de juillet, la conservatrice chargée des collections d'orfèvrerie dans le musée parisien qui conserve la Rose d'or!
    à très bientôt
    A

  • #4

    cegm-metz (jeudi, 03 avril 2014 18:34)

    Effectivement, Anne, nous avons reçu son inscription aujourd'hui : voilà de beaux échanges en perspective.
    La Scola retourne chanter en ce musée samedi 12 avril :-)
    Tu nous parleras lundi du colloque Charlemagne, je suppose que tu en es revenue fort satisfaite.
    À tout bientôt et belle fin de semaine à toi.
    MR

  • #5

    Jean-Christophe / Passée des arts (samedi, 05 avril 2014 08:27)

    J'ai enfin pu prendre le temps, en cette matinée ensoleillée de samedi, de lire votre billet avec l'attention qu'il mérite, chère Marie-Reine.
    Comment ne pas vous remercier pour tout ce que vous nous apprenez avec autant de précision que de souci de demeurer abordable ? Je vous avoue que je ne savais rien de la pratique des tapis et celui de Konrad von Friesach est magnifique — c'est miraculeux que cette œuvre soit parvenue jusqu'à nous.
    Un tout grand merci également pour avoir partagé quelques reflets musicaux de la générale du concert du 30 mars qui a dû être un magnifique moment – que n'ai-je des bottes de sept lieues ? – pour le public venu vous écouter. Une mention particulière pour la pièce de Duruflé, un répertoire dans lequel je n'attendais pas forcément la Scola Metensis (même si je sais que vous lui portez un sincère intérêt) qui se révèle y exceller, ce qui n'est pas une surprise.

    Je vous souhaite un heureux week-end et vous embrasse bien affectueusement.

  • #6

    cegm-metz (dimanche, 06 avril 2014 09:44)

    C'est moi qui vous remercie, cher Jean-Christophe, de votre commentaire ici et lorsque la semaine qui s'annonce sera passée (trois concerts avec trois programmes différents et un colloque), j'aurai grande joie à vous faire visite chez vous où plusieurs billets m'attendent.
    Je trouve extrêmement touchant que cette tradition des tapis et autres voiles perdure de nos jours en certains lieux. Une petite recherche d'images avec Fastentuch vous en montrera bien d'autres, de tous styles et toutes époques. Le plus ancien conservé (fin XIIIe) est au musée de la cathédrale de Brandebourg mais ne sert plus.
    Je me réjouis que notre Duruflé ait retenu votre attention. La Scola aime beaucoup mêler les Nova et vetera, surtout lorsque, comme ici, le plain-chant est intégralement cité.
    Je vous souhaite une belle semaine et vous embrasse bien chaleureusement.